NILS

« Nils »                                          
 
Quelques éléments de l’anamnèse :
                                                                       
Nils a 11ans, il vit avec ses parents et n’est plus scolarisé. Il est blond avec des yeux clairs et semble, physiquement, plus grand que son âge. Nils est autonome pour les actes de la vie quotidienne. Nils a un vocabulaire peu élaboré pour son âge, mais il peut s’exprimer correctement avec des phrases majoritairement bien construites. Il est capable de faire des demandes, cependant il a du mal à utiliser le « je » et parle de lui à la troisième personne. Quand il est inquiet ou angoissé, Il répète les mots : « son, haut-parleur, musique, écouteurs », il est alors nécessaire de lui venir en aide pour exprimer ce qui ne va pas et le sortir de cette spirale verbale. Nils a une bonne compréhension de ce qu’il lui est demandé cependant il peut vite se disperser si il y a du bruit ou de l’agitation autour de lui, pour se concentrer il a besoin d’un environnement calme, le bruit le dérange.

Il sait imiter ses pairs mais cela peut devenir du « collage » (relation adhésive). Nils a une bonne représentation du temps et de l’espace, connait les jours de la semaine, sait où il est pris en charge, avec qui et sur quelles activités.

Pour tenter d’aider Nils et l’encourager à exprimer son propre désir, avec l’équipe nous avons opté pour une prise en charge individuelle en art thérapie. La prise en charge a duré sept mois durant lesquels nous avons échangé 21 séances d’une heure. Mon intention de soin, qui a été mis en place avec l’équipe thérapeutique, étant de tenter de proposer à Nils un espace « suffisamment bon » afin de l’accueillir, le valoriser, peut-être le sécuriser en veillant à respecter ses limites, et éviter les situations qui pourraient l’angoisser.

« Le thérapeute est dans une position d'acceptation inconditionnelle positive. Il propose ce faisant un espace psychique d'accueil, similaire à celui d'une imago "maternelle" bonne. Il perçoit et ressent les vécus de l'autre par empathie (identification projective). Il n'est pas inquiet devant ces vécus car il est soutenu par le cadre proposé, puis, de plus en plus, par sa propre expérience accumulée au fils du temps il restitue à l'autre ses vécus, par la reformulation » °1.

J’observe une évolution progressive de séance en séance :

Avant de commencer la séance, je prépare la salle de façon à ce qu’il y ait le moins de sollicitation possible et réduis l’espace avec des draps. Je vais chercher Nils sur son lieu de vie et sur le chemin qui mène à la salle d’art-thérapie, il met sa capuche, cache ses oreilles avec ses mains, marmonne sans me regarder et rejoint rapidement la salle. Lors de notre première séance, il répète les mots « haut-parleur, on/off, tournevis », je lui propose alors de les dessiner avec des pavés de cire: il dessine un tournevis, un scanner et un bouton On/Off.
Pendant plusieurs minutes, nous jouons avec ces boutons/dessins : quand il appuie sur « on », je chante et quand il appuie sur « off », j’arrête. Avant de ranger son dessin, il me demande s’il pourra retrouver « ses boutons » la semaine prochaine. Je mets à sa disposition un haut-parleur et un MP3 qui se trouvent dans une de mes trois caisses. Nils semble ravi et veut écouter la musique. Avec mon aide, il relie les deux appareils par un cordon. Il gère le bouton on-off et le son. Je lui propose d’écouter les différentes musiques qui ont été préalablement installées par mes soins : de la musique africaine et des berceuses. Il me semble qu’il utilise le son comme une sollicitation auditive mais qu’il n’écoute pas la mélodie.

Il est obnubilé par le haut-parleur et, lors de notre deuxième séance, Nils va directement dans mes bacs pour voir où j’ai mis le MP3. Je tente alors de lui proposer un jeu avec une marionnette, qu’il accepte. Je constate que Nils exécute les consignes, il m’obéit et dit « oui » à toutes mes propositions tout en restant focalisé sur l’appareil MP3. Finalement, je prends le MP3, nous faisons le branchement ensemble et c’est en appuyant sur les boutons qu’il joue avec le volume, l’arrête et recommence. Pour accompagner les chants qui sortent du MP3, je lui propose différents instruments de musique qui ne semblent pas l’intéresser, à l’exception du bol chantant qu’il écoute tinter. Pendant les trois séances qui vont suivre son objectif sera de prendre le MP3 et le haut-parleur, de les brancher et de « pianoter » sur les touches. Je reste près de lui en « chantant », « clapant » le rythme, quelque fois en « dessinant » la musique sur une feuille et je lui propose de « faire » avec moi.

« Pour contrôler ce qui est en dehors, on doit faire des choses et non simplement penser ou désirer et faire des choses cela prend du temps, jouer c’est faire »°2 .

Amener le jeu pour faire émerger le « je » :

Lors d’une réunion d’équipe, nous parlons de Nils. C’est à cette occasion que j’apprends que ses parents sont déficients et qu’ils séjournent régulièrement en hôpital psychiatrique. Une coïncidence me frappe alors :
Après chaque séance, je prends des notes sur un cahier dédié à cet effet. Comme avec Nils, le mot « haut-parleur » revient souvent, dans mes notes j’écris en abrégé « HP ». Je fais le lien entre HP/Haut-Parleur et HP/Hôpital psychiatrique. Et si cette coïncidence avait un sens ? Peut-être qu’il essaie de nous dire quelque chose en répétant « hauts-parleurs » ? Peut-être que ce « quelque chose » est en lien avec ses parents ? J’interprète cette coïncidence comme un possible phénomène de synchronicité.

Notre monde fourmille de coïncidences qui peuvent être frappantes. Carl Gustav Jung a défini la synchronicité comme « une coïncidence temporelle de deux ou plusieurs événements sans lien causal entre eux et possédant un sens identique ou analogue ». C'est, en grande partie, grâce à ses expériences personnelles que Carl Gustav Jung élabora la théorie de la synchronicité avec le physicien Wolfgang Pauli, père du "Principe d'Exclusion ", l'un des concepts-clés de la physique moderne. Il disait :

« Nous pouvons penser que nous suivons notre propre chemin et ne jamais découvrir que nous sommes, en grande partie, des acteurs sur la scène du théâtre de la vie. Il existe des facteurs qui, bien que nous ne les connaissons pas, influencent notre vie, particulièrement lorsqu'ils restent inconscients. J'ai souvent rencontré les phénomènes en question, et j'ai pu me convaincre de l'importance de ces expériences. Dans la plupart des cas, ce sont des choses dont on ne parle pas de peur de les exposer à des ricanements sans réflexion. J'ai été étonné de constater combien de gens ont eu des expériences de ce genre, et avec quelles précautions le secret en est gardé ».

Consciente que c’est l’observateur qui confère une valeur à la synchronicité, j’approfondis quand même cette piste dont voici le cheminement :
Cet HP est un lieu où on enferme ses parents. Pourrait-il y avoir une porte ou une fenêtre pour créer un lien entre le dedans et le dehors, un émetteur et un récepteur, un aller et un retour ?
Lors de la 4ème séance, je propose à Nils de laisser la musique dans le bac et de la récupérer plus tard dans la séance (d’ailleurs le rituel de fin de séance va devenir l’écoute de la musique sur le MP3 ainsi que les branchements nécessaires au bon fonctionnement de l’appareil) et de fabriquer un « téléphone yaourt » avec des pots en plastique, un marteau, des clous et de la ficelle. Nils s’engage dans la proposition. Tout en s’appropriant la consigne, il ajoute des éléments inattendus avec sa voix et des mouvements corporels, me demande de la peinture pour colorer sa création. C’est la première fois qu’il amorce de sa propre initiative un début de création spontanée. Une fois l’objet terminé, c’est en nous installant chacun dans un coin de la salle avec un pot que nous découvrons l’objet. Pendant deux séances, il parle dans le pot, chante et m’envoie des sons que j’écoute attentivement mais il ne met pas le pot sur son oreille. Après deux séances de jeu avec ce « téléphone fil », comme il l’appelle, il pose le pot sur son oreille et devient tantôt l’émetteur, tantôt le récepteur. En jouant avec cet objet, Nils est « acteur » et implique tout son corps. Nous interprétons des personnages, des situations, nous inventons des langues étrangères. Nous jouons à « faire semblant ».

 « L’expérience du personnage est une épreuve qui permet à chacun de vérifier qu’il est possible d’entrer et de revenir de l’autre monde imaginaire, des pulsions, de la mort peut-être (…) Ses personnages expriment une vérité dont en thérapie nous soulignons le caractère métaphorique par rapport à la personne qui le met en jeu » °3

Une relation et un échange se créent pendant plusieurs séances à travers cet objet. Dans son article « Jouer, proposition théorique », D.W Winnicott nous dit : « La psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute. A deux personnes en train de jouer ensemble. Le corollaire sera donc que là où le jeu n’est pas possible, le travail du thérapeute vise à amener le patient d’un état où il n’est pas capable de jouer à un état où il est capable de le faire ».

Lors de la 9ème séance, je
constate que le cadre et la répétition ont permis à Nils de se sécuriser. Il participe spontanément aux gestes du rituel de début, je n’initie plus l’action (Rituel de début avec les bols chantants, du jeu de balles). Il joue avec les bols chantants, et quand il le souhaite, va chercher ses créations pour que nous co-créons. Nous jouons avec « le téléphone fil » depuis plusieurs séances, j’ai l’impression de « stagner » et pense qu’il serait bien de passer à autre chose. Pourtant Nils ne s’investit dans aucune de mes propositions. La supervision qui a suivi cette séance, me permet de constater que ma posture peut être bienveillante et empathique sans être dans l’attente d’un résultat. Accompagner sans précéder. En acceptant que pour le moment Nils a besoin de ce jeu, à travers cet objet je réalise que nous sommes en lien.

« C’est le patient, et le patient seul qui détient les réponses».

Pendant la 10ème séance, il me demande tout ce dont il a besoin pour construire un haut-parleur en carton (notamment le pistolet à colle, objet qu’il appréhende depuis les premières séances). Nils crée seul et n’hésite pas à me demander de l’aide si le besoin se fait ressentir. Pour la construction du haut-parleur (qui va devenir une chaîne hifi), je mets à sa disposition différents matériaux tels que la scie, le marteau, des clous... Il met des objets à l‘intérieur, il les enlève et les remet. Différents accessoires sont reliés par des fils. Il joue à éteindre ou allumer cette « chaîne hifi ».
A partir de cette séance, Nils est capable de fixer son attention sur une activité et de s’y investir pendant tout le temps de la séance. Avec du polystyrène, du bois, du fil de fer… il construit des haut-parleurs, des chaînes hifi qu’il relie avec des fils. Je constate qu’il commence toujours par fabriquer l’intérieur des objets. Il s’applique à faire tenir cette structure interne (qui ne sera plus visible quand l’objet sera terminé), support de la structure externe. 
C’est à partir du 13ème rdv, qu’à la fin de chaque atelier, Nils imagine ce qu’il va faire lors de la séance prochaine et partage ses idées avec moi, en me demandant mon avis. A chaque début d’atelier, en observant ses œuvres, il semble satisfait de retrouver le travail fait précédemment. Il fabrique des objets de plus en plus volumineux reliés avec de la ficelle. A l’intérieur de ses créations, il colle ou cloue des objets.
Lors de la 15ème séance, pendant le rituel de fin d’activité (massage des mains et musique) Nils semble attentif à la mélodie de la musique. Tout en chantant, il esquisse des mouvements d’épaule comme pour danser. Alors, pour faire sortir le son de la chaîne hifi qu’il vient de construire, spontanément, je dépose le MP3 à l’intérieur. Sa réaction est immédiate : les joues rouges et l’air gêné, d’une petite voix il dit : « Arrête, Carole ». Instantanément, je retire le MP3 et comprends que mon geste a été intrusif. En agissant de la sorte, ne serais-je pas entrée par effraction dans son intimité ? Cet erreur me touche et éveille des réminiscences de mon histoire personnelle que j’aborderai avec mon psychothérapeute.

 « L’art-thérapie propose une médiation donc le transfert ne se fait pas qu’avec le thérapeute mais avec l’objet. Le patient projette sur l’objet »°4.

Lors de la 16ème séance, Nils fabrique une télécommande. En l’enveloppant dans du papier brillant, il m’informe que c’est un cadeau qu’il se fait à lui-même pour la prochaine séance. Cadeau qu’il ne manquera pas d’ouvrir la semaine d’après et qu’il recevra avec joie et surprise.
Pour la dernière séance, nous exposons sur une grande table toutes ses créations. Il en choisit deux pour offrir à sa mère. C’est la première fois qu’une de ses créations sort de l’atelier. Il souhaite les mettre dans un carton, entourées de scotch et empaquetées dans du papier cadeau. En sortant de la salle d’art, avec son carton dans les bras, il le montre fièrement aux éducateurs en leur expliquant que c’est lui qui a fait ce paquet pour sa maman.  En enfermant ses œuvres dans un carton, il est peut-être en train de créer du contenant et du contenu qui va perdurer hors de l’atelier ? Il s’approprie son œuvre avec l’intention de la partager, créant et peut être aussi réparant du lien avec sa mère.

Les effets positifs de l'art-thérapie :

Pendant les premières séances, j’ai cherché avec Nils quelle pouvait être sa propre voie d’expression en le laissant découvrir et utiliser les outils que je lui proposais. Notamment des matériaux pour matérialiser des objets en 3 dimensions et créer du volume (volume étant un des mots qu’il répétait souvent). Le défi était de trouver des propositions attractives pour créer progressivement du lien de séances en séances. A la fin de la prise en charge, j’ai constaté que Nils créait de sa propre initiative, de manière autonome, il était concentré et s’impliquait dans ses créations. Avec les éducateurs, nous avons constaté qu’il disait  « je » de plus en plus souvent. Nils m’a permis de réaliser que l’écholalie comme les stéréotypies verbales contenaient du sens, caché, lointain, hors de notre audible.
 
En acceptant la répétition avec intérêt, en la laissant se déployer sans l’interrompre, en n’ajoutant pas un enfermement dans et par le symptôme dit immuable, un sens peut se révéler un jour grâce à une écoute constante. Ce qui n’est pas élaborable, pas compréhensible arrivera à prendre sens pour peu que l’on soit convaincu au fond de nous qu’il en ait un.
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